Chapitre I
* * *
L’arrestation
Veillez donc, car vous ne connaissez pas le jour où votre seigneur viendra. Si le maître de la maison avait su à quelle heure de la nuit le voleur viendrait, il aurait veillé et il n’aurait pas laissé percer le mur de sa maison. Tenez-vous donc prêts, vous aussi : c’est à l’heure où vous n’y penserez pas que le fils de l’homme viendra.
Saint Matthieu.24.25-51
_________________________
Une fois encore, frère Guy fait pivoter sur son axe de bois le sablier posé sur la grande table, près de laquelle il a passé une partie de la nuit à lire, à méditer et à prier. D’un geste machinal, il tapote de son index le récipient de verre, comme pour favoriser le passage des minuscules cristaux par l’étroit orifice.
Depuis quelques années, frère Guy de Trasvallon est commandeur de la « maison »*14 de l’Ordre du Temple de Jérusalem, portant le vocable de Saint Pierre des Liens.
Cet établissement, situé en Languedoc, avait été fondé au XIe siècle, sur les terres des comtes de Toulouse, bien avant la croisade prêchée par le pape Innocent III et entreprise sous le commandement de Simon de Montfort contre les cathares. Par une bulle pontificale*15 du 20 décembre 1118, ce prieuré avait été donné à l’abbaye de Saint André de Villeneuve-lès-Avignon, elle-même sise entre le royaume de France et l’antique cité d’Avignon. En 1292, le marquis de Mandagote fut nommé prieur de ce lieu qui, à l’origine, s’appelait Sancti Salvatori de Torcularibus*16.
Après avoir parcouru une lieue de chemin forestier, en provenance de Roquemaure, on découvre un imposant ensemble architectural propice à l’isolement spirituel, blotti au pied des collines dites de Cadarache et du sentier de la Roquemaurette.
La commanderie se compose d’une chapelle, au dessus de laquelle dorment les moines et de sept autres bâtiments attenants, le tout, protégé par un mur d’enceinte de plus de dix pieds*18 de hauteur et de deux coudées*19 d’épaisseur. Plusieurs familles de laboureurs, porchers, vignerons, tisserands, collerons*20 ainsi qu’un fabre*21 occupent les lieux. Ce petit monde laborieux partage en bonne harmonie la vie des moines soldats*22 et des affiliés*23 à la milice du Temple, sans toutefois en adopter toutes les règles. Ce sont eux qui s’occupent du bétail, marqué de la croix du Temple, ainsi que des vignes, du potager, du vivier aux poissons, de la culture des céréales et des oliviers. Quant aux moines, ils se réservent la culture des herbacées propres à la médecine, ainsi que la gestion de la commanderie et les finances*24, sans oublier l’action militaire, réduite depuis la fin des croisades à la sécurité des routes, des propriétés alentours et à l’escorte des pèlerins et voyageurs.
En ce petit matin du vendredi 13 octobre 1307, frère Guy s’apprête à réveiller une partie de ses hôtes, afin qu’ils assistent à la prière des Laudes*25, quand des bruits insolites, provenant de l’extérieur des bâtiments, parviennent jusqu’à lui. Bien que fatigué par sa longue nuit de veille, le vieux templier tend l’oreille. Il retient un instant sa respiration, afin de percevoir avec plus de précision l’origine des cliquetis métalliques diffus et les martèlements de sabots laissant présager une nombreuse cavalcade. Il maudit les violentes rafales de vent du nord soufflant comme à son habitude dans cette partie de la basse vallée du Rhône, car ces bourrasques l’empêchent de déterminer l’origine des sons.
Mu par un instinct forgé de longue date en Orient, frère Guy analyse promptement la situation. Il rechigne quelque peu à se lever, mais, fort de l’expérience acquise en Palestine, il sait qu’il doit s’informer plus amplement. Le vieux templier se dit surtout que l’heure est bien indue pour accueillir des visiteurs, même s’ils sont de haut rang. Cependant, poussé par la curiosité autant que par le devoir, il passe péniblement sa jambe lourde par-dessus le banc de châtaignier afin de se lever. Ce mouvement, lui fait pousser un grognement de douleur, faisant resurgir le souvenir d’une vieille blessure reçue au siège de Saint Jean d’Acre,*26 en Palestine, en 1291.
Un court instant, il se revoit auprès du Grand Maître du Temple, Guillaume de Beaujeu*27. Le Maître agonisant est entouré de plusieurs de ses chevaliers, sergents et Turcopoles*28 encore en vie, impuissants à contenir les vagues d’assaut des troupes du sultan Khalil Al Ashraf*29.
Revenu à la réalité, le vieux chevalier, pressé d’aller aux nouvelles, traverse la salle commune en maugréant, puis se dirige vers une archère percée dans le mur ouest. Parvenu devant l’étroite ouverture, il décroche la pièce de bois qui l’obturait. (Ce panneau, recouvert de tissus matelassé, servait à protéger les occupants des lieux du vent glacé ; il était apposé à même la pierre au moyen de deux équerres de fer scellées dans le mur).
En cette aube blafarde, le spectacle qui s’offre à son regard n’est pas fait pour le réjouir. Une quarantaine d’hommes en armes, piquiers, archers et sergents, sous les ordres du sénéchal de Rocca-Maura*30 en personne, sont postés à une vingtaine de toises du grand portail de la commanderie. Pour faire bonne mesure, un baron accompagné de ses six hommes d’armes à cheval, entourent un lourd chariot sur lequel est posée une grande cage en bois renforcée de pièces de fer.
En un éclair, frère Guy prend conscience de l’importance du dispositif et de l’imminence du danger.
Extrait du roman « Mérica » Tous droits réservés de l’auteur Christian Allier.